voir {name}

retour

«Il est possible d’identifier très tôt des développements à risques»

Édition n° 86
Mai. 2011
Détection et intervention précoces

Entretien. L’intervention précoce est une approche relativement récente dans la prévention des dépendances. Comment cette approche fonctionne-t-elle? Quelles peuvent être les attentes et comment mettre en œuvre cette approche? spectra s’est entretenu avec Rebekka Röllin Bolzern, du Service lucernois de prévention des dépendances, sur les chances et les dangers de ce nouvel instrument et sur le modèle lucernois «sensor».

spectra: Quels sont les chances et les défis de l’intervention précoce?

Rebekka Röllin Bolzern: La chance réside certainement dans le fait que cet instrument permet d’identifier de manière ciblée les enfants et les jeunes vulnérables et de coordonner le soutien qui leur sera apporté dans leur environnement. En d’autres termes: le repérage et l’intervention précoces doivent contribuer à ce que la bonne personne fasse la bonne action au bon moment. Cela sert donc à éviter les doublons.

«Cette approche s’écarte de la politique de l’arrosoir. Les moyens de la prévention des dépendances sont employés de manière ciblée là où ils sont nécessaires.»

D’un point de vue économique, cette approche s’écarte de la politique de l’arrosoir. Les moyens de la prévention des dépendances sont employés de manière ciblée là où ils sont nécessaires. Le défi consiste à régler la concertation entre les professionnel-le-s impliqué-e-s. Mais il est dangereux de se concentrer sur les risques, car on a tendance à se polariser sur le négatif et à reléguer le renforcement des ressources de l’individu à l’arrière-plan. Cette attitude est néfaste. On peut aussi mentionner le risque d’hégémonie de l’ordre public au niveau communal. Pas de bruit sur les places publiques, pas de déchets, pas d’épaves alcoolisées. On voit bien que la vulnérabilité de l’individu n’est pas au centre des préoccupations. C’est pourquoi il est important, de toujours mettre le doigt sur ce point. C’est un vrai combat.

Selon les estimations, 20% environ des enfants et des adolescent-e-s risquent aujourd’hui de développer un problème de dépendance. Concrètement, comment se passe le repérage précoce?

En milieu scolaire par exemple, il s’agit de développer les antennes des enseignant-e-s pour détecter les indices de risques.  Mais attention à ne pas ignorer les élèves plus calmes. En effet, repérer les enfants et les adolescent-e-s bruyants et agressifs n’est pas très compliqué. Or, sur les 20% mentionnés plus haut, une grande part est calme et plutôt renfermée. Le défi consiste justement à les reconnaître et à réagir.  

Où voyez-vous le potentiel, mais aussi les limites, de l’intervention précoce?

Cette démarche favorise la perception des signes de vulnérabilité par les personnes de l’entourage. Par exemple, un jeune peut attirer l’attention à l’école, avec les animateurs socioculturels et les services sociaux. Mais chacun a le sentiment que c’est à l’autre de réagir, et le problème n’est pas abordé. La grande chance de cette approche est que ce type de situation n’existe plus, que l’on clarifie qui réagit et comment on procède. Les limites sont les mêmes que dans les autres offres de consultation. Si quelqu’un refuse l’aide, on ne peut rien faire non plus.

Parlez-nous de la coordination pratique dans le canton de
Lucerne.

Nous avons le projet «sensor». Le plus souvent, ce sont les communes qui recherchent notre soutien. La première étape est normalement celle de l’identification des besoins. C’est-à-dire que nous organisons une réunion avec environ 30 personnes, toutes en contact d’une manière ou d’une autre avec des enfants et des jeunes. L’objectif est de cerner les problèmes qui se posent dans la commune. Par exemple quels sont les endroits qui causent des ennuis, et pourquoi? Que se passe-t-il à l’école, dans le voisinage? Nous analysons ce genre de problèmes. Dans une deuxième étape, nous faisons le point sur les offres qui existent déjà pour remédier aux problèmes. Dans un troisième temps, nous définissons les besoins qui restent. Puis, sur la base des discussions, nous établissons un rapport dans lequel nous recommandons des mesures concrètes. Un exemple de mesure peut être l’éclairage du terrain de sport la nuit. Nous entendons toujours dire que les jeunes n’ont pas de lieu de réunion approprié le soir et qu’ils aimeraient que l’éclairage des terrains de sport soit prolongé. C’est un exemple de la manière dont on peut créer, avec des moyens simples, davantage de place pour les jeunes et éviter des problèmes.  Ils peuvent ainsi se réunir le soir, faire du sport ou non, mais ils ont un endroit où ils peuvent être sans gêner personne. Une autre commune a émis le souhait d’avancer l’accompagnement socio-pédagogique des familles (une sorte d’approche à la «super nanny» à bas seuil) pour ne pas attendre le blocage total de la situation avant d’intervenir. Nous avons une bonne offre pour ce genre de cas dans le canton de Lucerne. Mais le simple fait d’aller rendre deux ou trois visites à certaines familles pour voir ce qui se passe à la maison serait déjà une grande aide. C’est à ce niveau déjà qu’il faudrait débloquer de l’argent, et pas seulement lorsqu’il faut sortir les enfants de leur famille. Ces questions sont évoquées lors de l’analyse des besoins. Partant de cette analyse, nous rédigeons un rapport comportant des recommandations. Puis, la commune dresse un plan de mesures sur la base de ce rapport. Les mesures peuvent concerner les domaines les plus divers, comme l’école, les associations ou l’espace public.  

Quelles sont vos expériences avec ces rapports?

Nous avons plus ou moins achevé ce processus dans les premières communes, mais ne l’avons pas encore analysé. En fait, les rapports sont rédigés de telle manière que les plans de mesures en résultant doivent être mis en œuvre. Les communes s’engagent pour deux ans dans le projet. Nous les accompagnons aussi dans la mise en place des mesures. Quiconque participe ne peut donc pas simplement faire rédiger un rapport pour l‘oublier au fond d’un tiroir. L’avantage est que «sensor» peut être utilisé dans les settings les plus divers: dans les communes, les associations, les milieux scolaires et les entreprises. La version adaptée aux associations prévoit, par exemple, des formations pour les entraîneurs. Le but est d’apprendre à déceler des indices de vulnérabilité et à réagir correctement le cas échéant. C’est-à-dire impliquer les parents au bon moment, consulter les centres de conseil, etc. Je pense que ces offres spécifiques à des settings différents font notre force.  

Quels sont les plus grands problèmes concernant les acteurs que vous visez à travers ce projet? Le manque d’information? La crainte de se tromper? L’indifférence? Où voyez-vous le plus grand besoin d’agir?

Il est essentiel de clarifier les procédures. Savoir à qui s’adresser lorsque l’on repère une vulnérabilité, est très rassurant. Par exemple, un-e enseignant-e ignore souvent, dans ces cas de figure, si il/elle doit se tourner vers le directeur de l’école, vers le service de travail social scolaire ou directement vers la commune. Des procédures claires sont une aide immense. Avec l’habitude, on a moins de réticence à entreprendre quelque chose. Et la personne qui a découvert le cas de vulnérabilité sait qu’elle ne va pas se trouver devant un travail gigantesque, mais que des spécialistes vont prendre le relais. Pourtant: nous avons encore beaucoup à faire dans les écoles, car elles sont difficiles à convaincre.  

C’est un peu compréhensible si l’on pense à la masse de tâches que les écoles doivent déjà assumer et que la mission centrale – transmettre des connaissances – fait déjà presque figure de parent pauvre.

Oui, c’est un gros problème que je peux aussi très bien comprendre. Je considère d’autant plus comme notre tâche, en tant que service spécialisé, d’offrir des instruments pointus. Les écoles qui veulent participer à notre projet ne devraient pas s’engager dans un processus de plusieurs années.

«En milieu scolaire par exemple, il s’agit de développer les antennes des enseignant-e-s pour détecter les indices de risques. Mais attention à ne pas ignorer les élèves plus calmes.»

Il faut pouvoir leur fournir des modèles déjà appliqués dans d’autres écoles et adaptables à leur propre situation. C’est le grand défi. Nous devons trouver le juste milieu entre des instruments simples, pragmatiques et préfabriqués dans une certaine mesure, et l’intégration des écoles dans un processus.

Pouvez-vous nous décrire deux exemples concrets? Comment les jeunes sont-ils repérés, qui prend l’initiative? Quels sont les autres acteurs et qui dirige le processus?

La collaboration fonctionne de manière à mettre en contact différents acteurs autour du jeune concerné. Dans les communes, nous installons des groupes d’intervention précoce fixes qui se réunissent régulièrement pour échanger sur des problèmes qu’ils ont rencontrés. Il peut s’agir aussi bien de centres névralgiques dans la commune que de jeunes isolés. Certaines communes se concentrent beaucoup sur l’espace public, d’autres plutôt sur les cas individuels.  

Quelle est la composition de ces groupes?

Ce sont très souvent des responsables des affaires sociales, des personnes du milieu scolaire et de l’animation socioculturelle, parfois aussi de la police ou des gérances immobilières. C’est très variable selon la commune. Nous développons une solution individuelle pour chaque commune. Il faut voir qui peut participer, à quelle fréquence on se rencontre, quel est le déroulement des séances, clarifier la question de la protection des données, etc. Ces groupes se réunissent ensuite régulièrement et échangent leurs expériences sur des cas et des événements concrets.

Pouvez-vous nous décrire quelques cas?

Une commune de l’agglomération connaissait beaucoup de problèmes sur une place publique. Une présence policière renforcée a effectivement mis fin aux rixes entre jeunes, tout simplement parce que les jeunes avaient disparu. Mais on a vite compris que cela ne pouvait être une solution. On a alors recherché une solution intégrant aussi bien l’élément répressif que le travail socioculturel. Il fallait amorcer le dialogue entre la police et les animateurs de jeunesse. Mais comme les deux parties étaient déjà dans le groupe de projet, il n’y a guère eu de blocage pour aborder le problème ouvertement et rechercher des solutions en commun. Un autre exemple concerne un cas isolé.

«Des procédures claires sont une aide immense. Avec l’habitude, on a moins de réticence à entreprendre quelque chose.»

Il s’agissait d’une famille qui avait déjà attiré l’attention de divers services. On ne savait pas trop que faire avant de décider que le service de consultation familiale prendrait contact avec cette famille. Les parents ont donc été invités à un entretien. La réaction de la mère a été très positive. Elle avait le numéro du service de consultation près du téléphone depuis des semaines, mais elle n’aurait jamais osé appeler. Ces petites histoires qui se sont bien terminées montrent qu’un groupe d’intervention précoce peut justement aller vers les personnes qui ne trouvent pas d’elles-mêmes, ou trop tard, le chemin de l’aide.

Quelle est votre clientèle?

En termes d’âge, nous intervenons très tôt. Nous travaillons également en partie avec les services de consultation pour les mères et les pères car ils arrivent très tôt dans les familles et sont capables de repérer les parents qui ont des difficultés avec les enfants. Il est possible d’identifier très tôt des développements à risques.   

Cela signifie qu’il faut agir dès le jardin d’enfants ou même avant?

Oui, et il est bon que nous abordions les problèmes aussi tôt. En effet, lorsque ces enfants arrivent à l’adolescence, les dégâts sont déjà importants. Notre objectif est de commencer à traiter les problèmes à un âge aussi précoce que possible.  

Autrement dit, vous voulez atteindre les jeunes avant qu’ils ne commencent à fumer du cannabis et à boire de l’alcool.

Oui, tout à fait. Il faudrait intervenir dès que l’on remarque que les parents sont vraiment débordés par l’éducation et que cela pourrait devenir un problème pour l’enfant à long terme. Avant que l’enfant ou le jeune recoure à la bouteille ou se mette en danger d’une autre manière.

Quelle est la place de l’intervention précoce pour votre service de prévention des dépendances? Quel est le degré d’investissement dans ce type d’activités?

Elle est une priorité stratégique essentielle chez nous. Nous avons décidé de participer au programme il y a trois ans. Je pense que D+IP représente au moins un tiers de nos activités.

La loi révisée sur les stupéfiants prévoit, à l’article 3, une obligation de renseigner. Ne peut-on craindre là une dérive et une sorte d’invitation à la dénonciation?

Toute la problématique de la protection des données est un sujet important et délicat. L’échange d’informations entre les différents services se trouve dans une zone grise. Mais il y a trois règles impératives dans tous les cas. Pas de procès-verbal de réunion, et pas d’échange des données de l’anamnèse mais un débat sur la situation actuelle et les solutions possibles. Par ailleurs, les personnes siégeant dans le groupe de projet sont liées au secret professionnel. Il n’y a donc pas de personnes privées dans les groupes. Nous tentons ainsi de nous mouvoir sur un sol aussi sûr que possible. Actuellement, nous clarifions les possibilités dans le canton de Lucerne. D’après mon expérience, la majorité des professionnel-le-s seraient, en cas de doute, pour le sacrifice du strict respect de la protection des données en faveur de l’aide aux enfants et aux jeunes, ou du moins pour son assouplissement. Finalement, tout tourne autour du bien de la personne, et il est plus important de pouvoir agir de manière coordonnée et de ne pas s’entraver mutuellement. Je pense que la plupart des personnes impliquées partagent l’idée que ces ententes sont simplement nécessaires et pertinentes.

«Il faudrait intervenir dès que l’on remarque que les parents sont vraiment débordés par l’éducation et que cela pourrait devenir un problème pour l’enfant à long terme.»

Je ne crains pas les dérives de dénonciation. Je pense même que cette obligation de renseigner ne sera pas perçue par le grand public. Pour moi, l’échange entre organisations professionnelles demeure essentiel. J’ai confiance en leur professionnalisme pour traiter les données. Personnellement, j’estime important d’assouplir les règles dans l’échange d’informations, par exemple entre les écoles et les services sociaux. Le travail sera très difficile si cela n’est pas possible.

Quel soutien attendez-vous de la Confédération ou de RADIX dans votre travail?

L’essentiel pour nous est de pouvoir continuer à compter sur des moyens pour notre travail. Au niveau conceptuel, la question de la protection des données est centrale. Il faut prendre des mesures pour permettre l’échange des données entres professionnel-le-s. Ce sont mes deux revendications principales. Pour le reste, je pense qu’il existe une conscience du sens de ce travail. Je sens beaucoup de soutien. Il y a de gros efforts pour investir chaque franc de prévention de manière plus économe. Et l’intervention précoce est un bon moyen d’y arriver.

Vous êtes donc convaincue que l’intervention précoce est de l’argent bien investi?

Sans réserve. Des études démontrent que chaque franc investi dans la prévention est rentable au multiple. Mais je suis aussi personnellement profondément convaincue du sens de la prévention précoce lorsque je vois ce qui se passe dans les communes. Des investissements plus précoces et mieux ciblés dans certaines familles reviendraient moins cher que devoir financer un placement dix ans plus tard. Et c’est bien là la difficulté: convaincre les gens du bien-fondé de cette vision. En effet, ce sont des histoires à long terme dont il n’est pas très facile de démontrer l’effet.  

D’où viennent ces résistances?

Un exemple: avancer l’accompagnement socio-pédagogique des familles coûte plus cher dans un premier temps. Les économies n’apparaissent qu’à long terme, lorsque, par exemple, on évite des interventions d’urgence, plus chères. Les résistances surviennent dès que le budget est dépassé.

Notre interlocutrice

Rebekka Röllin Bolzern est responsable d’équipe et du programme de prévention des toxicomanies de Lucerne. Après ses études de psychologie de l’enfance et de l’adolescence, elle a travaillé cinq ans comme pédagogue sociale dans une institution pour jeunes femmes très vulnérables. Elle travaille depuis dix ans auprès du service de prévention des toxicomanies où elle dirige le projet «sensor – erkennen und handeln» et est responsable du secteur communes & réseaux. Rebekka Röllin Bolzern est mariée et mère de deux enfants de 10 et 12 ans.

sensor – erkennen und handeln

«sensor – erkennen und handeln» (sensor – identifier et agir) est un projet du service lucernois de prévention des toxicomanies. Grâce à un état des lieux, le projet souligne les domaines nécessitant une prévention et une intervention précoces. Dans le cadre de ce projet, le service accompagne les institutions et les entreprises intéressées dans le développement d’un fil rouge d’intervention ainsi que dans la planification, la mise en œuvre et l’évaluation de mesures complémentaires. L’offre «sensor» du service de prévention des toxicomanies couvre différents settings: les communes, les entreprises, les associations, les écoles et les écoles professionnelles et les gymnases.

Nach oben